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Collection de souvenirs de Fatou

Nous ouvrons le carnet de Fatou Kaleh. Un carnet précieux qu'elle balade dans son sac depuis des années. Corné, usé, abîmé. Tournons les premières pages.



Au moment où je commence ce carnet, j’ai quitté le Soudan depuis plus de deux ans.

Je suis en France. Seule.


Ces dernières années, j’ai vécu dans l’urgence de la survie, dans l’instant présent. Sans projets. Sans mélancolie. J’ai refusé de regarder le passé, pour ne pas me laisser noyer.

Aujourd’hui, j’ai peur que mes souvenirs s’effacent. Peur d’oublier les visages de ceux que j'aime. Peur d’oublier les jours de soleil.


J’ai décidé de commencer une collection de souvenirs. Je les raconterai factuellement, pour ne pas me perdre dans les regrets, la tristesse, la mélancolie. Ils ne seront pas chronologiques. Chacun viendra au moment opportun. Je les développerai autant que possible, mais je les interromprai aussitôt si l’émotion devient trop forte.


Si vous trouvez ce carnet, sachez qu’il est ce que j’ai de plus précieux au monde. Je vous supplie de bien vouloir me joindre aux coordonnées ci-dessous pour que je puisse le récupérer.



Salma


Salma est une femme magnifique.

Je la rencontre à l’université de Khartoum, au Soudan. Nous étudions toutes les deux la gestion.

Elle porte le voile comme un accessoire de mode, noué en turban pour mieux laisser apparaître ses boucles d’oreilles. Elle a la peau dorée, la grâce des danseuses, le port de tête des princesses, le sourire des reines.


Salma vient d’une famille plus riche que la mienne. Plus ouverte, aussi.

Mon grand frère Aka m’attend tous les soirs devant l’université. Pas pour me tenir compagnie ou me faire plaisir, non. Pour me surveiller, et me raccompagner à la maison.

Salma, elle, est libre de ses mouvements. Quand elle veut rentrer chez elle, elle appelle le chauffeur de ses parents. Il vient la chercher.


Une princesse.


Dans ma vie, j'ai souvent eu le sentiment d'être oppressée : par mon pays que j'aime pourtant de tout mon cœur, par ma famille, mon père, mon frère, par la soumission de ma mère aux règles trop dures qu'on a établies pour elle...

Avec Salma, je me sens libre comme jamais. Nous parlons de tout, de désirs que je n’ai jamais avoués à personnes, de rêves plus grands que nous. Nous en parlons à voix basse, parce que ce ne sont pas des choses qu’on crie dans ce pays.


Salma rêve de voyages, d’études de droit à New-York, de tomber amoureuse, de conduire une voiture, de porter un pantalon, de danser dans la rue. Moi, j’ai déjà un projet très clair :

— Ce que j’aimerais vraiment faire, c’est défendre le droit des femmes ici. Au Soudan.

— Vraiment ? Tu ne veux pas partir ?

— Si toutes les femmes partent, qui se battra ici pour les suivantes ?

— Les choses changeront petit à petit.

— Non.

— Quoi, non ?

— Tu vis dans un monde doré, Salma, mais moi je vois ce qui se passe. Dans ma famille, chez mes voisins... La violence. La soumission. Je veux que ça change.

— Si tu partais avec moi, tu serais libre aussi.

— Tu n'as pas compris. Je veux que les choses changent ici, pour toutes les femmes.

Salma a froncé les sourcils et baissé la tête.

— Qu'elles changent comment ?

— Radicalement. Tes rêves d'avocate, d'amour, de liberté, Salma, je veux que chacune puisse les réaliser ici. Qu'une femme puisse se promener sans être agressée, aller où elle veut, choisir son mari, gérer son argent et porter des mini-jupes si ça lui chante.

— C'est de la folie !

— On n'est pas obligées de commencer par le droit à la mini-jupe, ironisé-je.

— C'est de la folie, Fatou.

— Salma, je te parle de justice ! C'est toi qui veux devenir avocate, non ?

Elle ferme les yeux et se pince l'arrête du nez.

— Qu'est-ce qui te fait peur ? demandé-je.

— Ils te feront taire. Ils te soumettront comme les autres.

— Je n'ai pas l'intention de me battre seule.

Elle relève la tête.

— Tu as du cran.

— J'ai de l'espoir, surtout. Moi, je veux vivre ici. Et personne ne me forcera à faire quelque chose que je ne veux pas, tu m'entends ?


J'avais de l'espoir, oui, et de la naïveté.

Un cocktail qui me donnait des ailes.


C'est cette passion qui a convaincu Salma.

C'est cette flamme qui nous a perdues.



Fatou est l'une des trois héroïnes du roman Quai des confidences.


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