Souvenirs d’Hélène Riquet, la mère adoptive d’Antoine et Mario.
Trois ans, et déjà du noir au fond des yeux.
Une tête d’ange, la nervosité dans tous les recoins de son corps, la rage entre ses dents serrées. Constamment.
Mario est arrivé à la maison depuis deux mois, et il ne décolère pas.
Comme pour Antoine il y a cinq ans, j’ai toutefois été saisie dès le premier instant.
Quand nous avons vu ce petit garçon nous faire face, j’ai senti en moi un barrage s’effondrer, et l’amour inonder mon cœur.
J’avais mon deuxième fils devant moi.
Mario serrait contre lui une peluche grisâtre.
Fort. De ses deux bras.
Il nous regardait par en-dessous, de son regard noir.
Noir de peur, de colère… et brillant d’espoir.
Dans son polo blanc et son short bleu marine, j’ai deviné qu’il avait froid.
Je lui ai tendu les mains. Il a baissé la tête pour fuir mon invitation.
Je l’ai trouvé trop grand pour l’adoption. Je l’ai trouvé trop petit pour la vie en orphelinat.
— Je m’appelle Hélène, je serai ta maman, si tu le veux, ai-je dit. Voilà Marc, ton papa, et ton frère Antoine.
Il baragouiné quelques mots que je n’ai pas compris. Je me suis tournée vers mon mari, mais c’est Antoine qui s’est approché, le sourire aux lèvres. Si fier, si heureux du haut de ses cinq ans.
— J’ai fait un dessin pour toi.
Il lui a tendu une feuille un peu froissée par le voyage, bariolée de mille couleurs. J’ai regardé mon fils aîné, son sourire, ses yeux bleus, j’ai effleuré ses boucles blondes. Mario a pris le dessin, l’atmosphère s’est allégée. Antoine s’est approché de lui, pour lui expliquer ce qu’il avait dessiné avec ses accents d’enthousiasme et de douceur.
« Ça, c’est Papa… Maman… là c’est toi, et là c’est moi. Ça c’est notre maison, tu verras elle est très grande. Je te prêterai mes jouets. »
Mario a déchiré le dessin. Antoine a sursauté, il s’est reculé contre mes jambes et ses yeux se sont embués. Je me suis accroupie devant lui, je l’ai serré dans mes bras.
— Ça va aller, mon chéri. Il faut être patient, mais ça va aller.
Il a essuyé ses larmes, a souri bravement.
Depuis deux mois, nous vivons dans une tornade. Antoine découvre la violence, la méchanceté gratuite. Mario a cassé ses jouets préférés, déchiré les livres de la bibliothèque, et même jeté au feu quelques vêtements qui séchaient sur l’étendage.
La peur s’installe. Je ferme les portes à clé. Je prends du temps avec Mario. Je lui raconte des histoires, je joue avec lui. Il y a toujours un moment où il finit par balancer un objet à travers la pièce, par se rouler par terre ou par me décocher un coup de poing.
Ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus.
Mario est guidé par une colère sourde, qui ne s’adresse pas qu’aux autres ; il en est la première victime. Il se cogne la tête contre les murs, sans raison apparente, avec une violence inouïe. Je n’ai jamais vu un enfant de trois ans se vouloir autant de mal. Où a-t-il appris à se détester ?
Il n’y a que le soir que je peux le toucher. Quand la journée se fait trop lourde, quand ses épaules cèdent à la fatigue. Couché dans son lit, il braque sur moi ses yeux noirs, qui n’expriment plus que la lassitude et la peur de l’abandon.
Je le rassure. Je lui dis mes plus beaux mots d’amour. Je lui promets d’être là pour lui, toujours. Et même s’il ne répond pas, parce qu’il refuse de parler, et parce qu’il a encore la tête remplie de mots d’espagnol, je sens qu’une détente le traverse. Je presse mes lèvres sur sa joue, et il ne se débat pas. Je le serre contre moi, et je sens sa petite main s’accrocher à mon bras.
Dans ces instants, je n’ai qu’une envie : traverser avec lui ses océans de colère, jusqu’à trouver une rive au soleil, où il pourra enfin s’arrêter.
Quand je sors de sa chambre, quand je vais embrasser Antoine dans son lit, parce que son père vient de le coucher, j’entends des sanglots étouffés de l’autre côté de la cloison. Pour ne pas inquiéter Antoine, je souris, je l’étouffe de câlins, je ris avec lui, je bois son innocence jusqu’à l’ivresse. Et mon cœur de Maman se brise devant le contraste de ces deux chambres d’enfants, l’une plongée dans le noir, l’autre inondée de lumière.
Mario nous fait la guerre à chaque instant, mais il ne supporte pas qu’on le quitte. Au début, nous nous sommes relayés, Marc et moi, pour passer la nuit avec lui. Aujourd’hui, je voudrais qu’il s’habitue au silence de sa chambre. J’ai acheté une veilleuse pour le rassurer, mais ce n’est pas seulement du noir qu’il a peur. C’est aussi de l’abandon. Et du dégoût qui l’envahit à chaque instant. Dégoût de lui-même, dégoût de la vie.
Alors, parce que c’est insupportable d’entendre la détresse de Mario sans la partager avec lui, je soulève Antoine dans mes bras, et je pousse la porte de Mario. Je m’assieds sur son lit, Antoine sur mes genoux. Et mon grand garçon de cinq ans, mon petit miracle au cœur de géant, se glisse à côté de son frère pour le consoler.
Antoine est l'un des trois héros du roman Quai des confidences.
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