Paris en bouteille, 8 mois plus tard : Eliott, Léonie, Yann.
Avertissement :
Cette scène s'inscrit dans la continuité de mon roman Paris en bouteille.
Elle contient des spoilers.
— Tu passes devant ?
— Si tu veux.
Eliott prend la main de Léonie et entre le premier dans le box. Elle le suit, impressionnée par le décor : d’abord la file d’attente des visites sous une tempête de neige, les contrôles d’identité, la fouille, et maintenant un box nu, éclairé par une applique désuète qui plaque une lumière blafarde sur les murs.
— Tu es venu ici toutes les semaines ? murmure-t-elle.
— Tous les quinze jours, à peu près.
Elle presse sa main.
— Ça coupe un peu les ailes, hein ? sourit-il tristement.
Une table, quatre chaises, à peine cinq mètres carrés. Elle n’a pas le temps de confirmer. L’autre porte s’ouvre, et Yann Valois entre. De taille moyenne, les cheveux grisonnants, avec un air d’Eliott dans le sourire qu’il esquisse en les voyant, bordé de fossettes en croissant.
— Eliott ! Enfin, tu as pu… Vous avez…
— Je te présente Léonie.
Yann broie son fils entre ses bras et se tourne vers Léonie avec un regard pétillant.
— Bonjour Léonie, bienvenue chez moi. Comment trouves-tu la déco ?
Il l’embrasse, la regarde attentivement.
— Je suis très touché que tu sois venue jusqu’à moi. Je sais que ce n’est pas facile.
— Je suis très contente de vous rencontrer.
— Nadège t’apprécie beaucoup. Elle m’a raconté comment tu l’avais aidée à reconstituer sa garde-robe, elle a été touchée de ton soutien.
— Je… C’était un plaisir.
— Asseyez-vous, mes enfants. Racontez-moi vos fiançailles. Sacrée étape, hein ? Eliott, tu lui as donné la bague que j’avais montée pour elle ?
— Oui. Elle a dû la laisser à l’entrée.
— Bien sûr. Bien sûr.
L’amertume pèse un peu dans ces mots. Yann fronce les sourcils, rendu à sa condition de prisonnier et à tout ce dont il est privé.
— Elle est très belle, Monsieur. Merci pour ce geste, Eliott m’a raconté…
— Léonie, tu pourrais m’appeler Yann et me tutoyer ?
— Euh… Bien sûr.
Il lui sourit, rassemble quelques souvenirs.
— Cette bague est un bijou de famille… de ma famille. J’ai perdu mes parents très tôt, et je n’ai pas été assez convaincant, du haut de mes trois ans, pour qu’on respecte mon héritage… C’est une des rares pièces que j’ai pu récupérer. Elle appartenait à ma mère.
— Je suis très honorée de la porter.
— Elle était en mauvais état, j’ai dû la remonter… et je l’ai heureusement mise à l’abri, avant… avant tout ça. Sans quoi je l’aurais perdue, elle aussi…
Une ombre passe à nouveau sur le visage de Yann ; il se touche le front et secoue la tête.
— C’est une rescapée. Comme nous tous.
— Elle est magnifique, sourit Léonie. Le rouge est superbe, et c'est une couleur que j'aime beaucoup.
— Je suis content qu’elle te plaise. Que pensent tes parents de vos fiançailles ?
— Oh… euh… Je crois qu’ils apprivoisent Eliott petit à petit.
— Ils ont peur ?
— Un peu.
Yann hoche la tête pensivement.
— Si c’est l’ombre des barreaux qui les inquiète, ils peuvent dormir tranquilles. Eliott, maintenant, sait à quoi ressemble une prison. Il déteste cet endroit, il fera tout pour s’en tenir loin.
Eliott approuve en silence.
— Bon. Ces fiançailles, alors ? demande Yann.
— C’était une belle journée, assure Eliott. On avait beaucoup d’amis autour de nous.
— Un peu de famille aussi ?
— Les parents et les grands-parents de Léo, Maman, Hugo.
— Personne de la famille de Maman ?
— Non. Pour le mariage, peut-être.
Yann baisse la tête, attristé.
— Il y a des gens qui ne pardonnent pas. Je ne sais pas s’il faut encore espérer.
— Maman essaie de te réhabiliter auprès des siens. Ce n’est pas facile.
— J’ai trop déçu. Y compris mes enfants.
— Si on est là, objecte Eliott, c’est que tu n’as pas fait que nous décevoir. Tu nous as beaucoup donné aussi.
— Je vous ai donné le meilleur et le pire…
— En quelque sorte, oui. Merci pour le meilleur.
— Et pardon pour le pire.
Ils se sourient ; Yann presse l’épaule de son fils et se tourne vers Léonie avec un regard brillant.
— Eliott, c’est mon chef d’œuvre. C’est ce que j’ai fait de plus beau dans ma vie — lui et Hugo. Quand j’étais jeune, je voulais être un héros pour lui. Aujourd’hui, il est mon héros.
Eliott rougit sous le compliment, et Léonie sourit franchement.
— On a le même, alors, dit-elle.
Yann rit, en tapant affectueusement le bras de son fils.
— Où en es-tu de ton travail, Léonie ? Eliott m’a dit que tu n’aimais pas bien ton poste…
— Oui, c’est vrai. Je m’ennuie, c’est assez monotone.
— Tu cherches autre chose ?
— Non, pas encore.
— Tu attends d’être définitivement dégoûtée ?
Elle hausse les sourcils, étonnée par le sourire railleur de Yann.
— À vrai dire, je…
— Son père la dissuade de changer à chaque fois qu’ils se voient, dit Eliott.
— « On sait ce qu’on quitte, on ne sait pas ce qu’on trouvera », récite Yann. Je vois bien le tableau... Mais tu ne comptes pas rester toute ta vie dans un paysage monotone, si ?
Eliott sourit avec un plaisir apparent, observant tour à tour son père et Léonie.
— Et si tu comptes changer un jour, poursuit Yann, pourquoi ne pas le faire maintenant ?
— Arrête de sourire, Eliott.
— Pourquoi il sourit ?
— Parce que c’est exactement ce que je lui répète à longueur de temps, dit Eliott.
Yann offre un clin d’œil à son fils, et reprend plus sérieusement.
— C’est facile de donner des conseils quand on est hors du monde… J’ai assommé Eliott de recommandations il y a quelques mois, quand il a perdu son travail. Je le suppliais d’accepter n’importe quoi…
— Tu ne me suppliais pas, tu m’ordonnais.
— Bon. On était à la rue…
Yann soupire et chasse ces mauvais souvenirs pour revenir à Léonie.
— Mais maintenant que tu as un emploi stable, pourquoi n’essaierais-tu pas de trouver mieux en parallèle ? Ça ne te met pas en danger… J’ai… Je crois qu’il faut se donner les moyens de trouver ce qu’on cherche.
— C’est ce que tu as fait ? interroge Léonie.
— Oui. J’ai eu du mal à trouver ma place après mes études. Mais j’ai cherché, et j’ai fini par trouver une activité qui m’a vraiment enthousiasmé pendant de longues années. Je crois que ça vaut le coup de se battre un peu.
Léonie opine en silence. Elle sent le regard de Yann sur elle, un regard doux, un peu lointain, chargé de passion et de regrets. Fixé, sans doute, sur des souvenirs heureux.
— Enfin, soupire-t-il. Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour donner des conseils.
— Tu n’as pas tout raté, Papa. Côté travail, tu avais plutôt réussi.
— Avant de perdre la tête, oui. J’ai vraiment été idiot, je n’ai pas mesuré…
Eliott regarde son père. C’est la première fois qu'il revient sur la folie du braquage.
— J’ai perdu mon âme, ce jour-là. J’ai tué un homme. J’ai brisé ma famille. J’ai abandonné mes enfants. J’avais construit un monde en trente ans, je l’ai détruit en trente minutes.
— Tu n’as pas tout détruit.
Yann esquisse un sourire un peu triste.
— J’ai fait souffrir ceux que j’aime le plus. Ça pèsera toujours sur mes épaules, Eli.
— Tu es le père le plus fantastique que j’ai jamais eu.
Le détenu rit doucement et confie, les yeux humides :
— J'avais oublié comme le bonheur te va bien. Je vais avoir beaucoup d’estime pour toi, Léonie, s’il m’amène à chaque fois cette lumière dans ma prison. Il a un beau sourire, n’est-ce pas, quand il est content ?
— Le même que le tien, rétorque Eliott.
— Un très beau sourire, donc. Et tu aurait tort de ne pas le porter fièrement ! Je ne vous ai pas encore félicités, et je le fais le cœur léger : bravo. Bravo à toi, Eliott, pour l'homme que tu deviens chaque jour, un peu grognon, parfaitement fidèle. On ne s'est pas toujours compris, mais j'ai pu compter sur toi beaucoup plus que sur moi-même, et je ne te remercierai jamais assez pour ça. Bravo à toi, Léonie, d'avoir su apprivoiser ce cœur solitaire. Eliott m'a beaucoup parlé de toi, et je n'aurais pas pu espérer mieux pour lui. Bravo à tous les deux pour le sourire que vous avez su arracher à la vie, malgré les épreuves que vous avez traversées. Je n'ai pas de mots pour vous dire combien je suis fier de vous, et combien je vous aime.
Léonie balbutie un "merci, Yann" radieux, tandis qu'Eliot, ému, serre les lèvres pour contrôler son sourire tremblant.
— Moi aussi, je t'aime, P'pa.
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